Talents croisés : « Les jeunes ont le talent de leur propre expérience »
Le projet « Talents Croisés » invite les élèves du secondaire à plonger au cœur d’une « vraie » création théâtrale, en compagnie des artistes qui la portent. Ensemble, ils explorent les thématiques du spectacle et ses méthodes créatives, par la pratique. Résultat, les talents se croisent et se font la courte échelle! « Les jeunes apportent un regard précieux aux artistes. Et les artistes font vivre une expérience inédite aux jeunes », résume Giuseppe Lonobile, d’ITHAC. On s’est glissé dans l’aventure, pour y écouter tous les partenaires: enseignants, animateurs, artistes et, bien sûr, jeunes gens – les principaux intéressés. « C’est le genre d’initiative qui nous aide dans le passage de l’adolescence vers le jeune adulte », confie Basile, 18 ans. « Je ne me vois pas comédien plus tard, mais ça nous a transformés. »
Par Laurent Ancion
Sous l’érable de la place de l’Hocaille, à Louvain-la-Neuve, tout fait silence. On entendrait voler une mouche dans le ciel printanier de ce début de soirée. Sous les frondaisons, 29 visages sont concentrés: dans quelques minutes, tous les élèves de cette classe de rhéto seront sur la scène du Théâtre Blocry, pour partager le résultat du travail qu’ils ont mené avec Alexandre Drouet et Sandrine Desmet, les artistes de la compagnie Projet Cryotopsie. « On reprend encore une fois », dit Alexandre, « enchaînez bien vos répliques ». Et tout un groupe semble mû par une même énergie, un fil invisible: celui du travail collectif de plusieurs mois, dans le cadre de Talents croisés.
Ce projet d’ITHAC, mené avec le soutien de la Fondation Roi Baudouin, possède un principe simple comme chou: orchestrer la rencontre entre des artistes en pleine création et des élèves invités à en explorer les thèmes et méthodes. Un principe qui fait des étincelles. « Je suis en pleine écriture d’une pièce sur le cyberharcèlement, à destination des ados », nous explique Alexandre Drouet. « Il y a deux scènes que je n’ai pas fini d’écrire. On y suit des jeunes qui font une reprise de Nirvana sur YouTube et se font lyncher sur le net par d’autres jeunes. Je ne suis pas ado, je ne suis pas un « native » numérique. J’ai les personnages, mais pas le vécu! Quels sont les mots du cyberharcèlement? Quand ITHAC et le Théâtre Jean Vilar m’ont proposé de travailler avec une classe de rhéto, ça m’a sauvé la vie! » Ensemble, l’équipe artistique et les élèves ont pratiqué l’écriture automatique, cherchant les pires « punchlines » qu’on peut s’envoyer sur les réseaux. C’est le fruit de cette écriture que le groupe va défendre dans quelques minutes sur la scène.
Se révéler par l’action
Comme pour les autres écoles réunies par l’aventure, à travers toute la Fédération Wallonie-Bruxelles, le but des 29 élèves de l’Athénée Paul Delvaux n’est pas de présenter une forme théâtrale « finie », mais de partager le fruit de ces rencontres inédites, où chacun apporte le meilleur de soi-même. « C’est un luxe de pouvoir discuter avec ton public cible », estime Sandrine Desmet, qui mettra en scène le futur spectacle du Projet Cryotopsie avec Alexandre. « Le sujet du harcèlement est sensible. On a énormément appris en échangeant avec les élèves. C’est important de ne pas rester sur nos convictions et de vérifier en quoi le propos du spectacle est pertinent. » Les ateliers ont délié les langues, sans passer par de longs débats, mais par la pratique, comme le détaille la metteure en scène: « Je leur demandais par exemple d’imaginer une scène: ils rentrent chez eux, écouteurs sur les oreilles, et découvrent qu’ils sont harcelés. Quels sont les mots qui leur viennent? Ils doivent tous écrire sans s’arrêter, pendant 10 minutes. Si on cale, on écrit quand même: « Je cale! ». Puis tout le monde lit, sans jugement. Ce genre d’exercice fait sortir des choses incroyables. Ces exercices révèlent l’état intérieur bien mieux que des questions frontales. »
Le théâtre est-il un accélérateur de processus pour accéder à soi? Ce soir-là, sur la scène du Théâtre Blocry, tout le confirme. Les élèves dévoilent une part sensible d’eux-mêmes, fruit de l’exploration de thèmes inattendus. Avec Jasmina Douieb, de la compagnie Entre Chiens et Loups, des élèves de 3e abordent la question du deuil en incarnant les témoignages qu’ils ont récoltés auprès de leurs proches. Avec la compagnie 3637, une classe de rhéto percute la salle en empoignant le micro et le sujet de la colère. Où qu’il se travaille et se joue, de Louvain-la-Neuve à Mons, de Bruxelles à Tournai, le projet Talents croisés part de la vie et de l’avis des jeunes, lui garantissant son authenticité. « Tous les ados sont dépositaires de beaucoup de choses. Les jeunes ont le talent de leur propre expérience », observe Giuseppe Lonobile, qui encadre le projet d’ITHAC. « Les artistes partent de la thématique du spectacle et travaillent avec les idées que les jeunes peuvent apporter. Grâce au prisme de l’art, cette exploration est beaucoup plus profonde, elle creuse plus loin dans le réel des jeunes et leur permet d’atteindre l’intime. Cette expérience renforce la confiance qu’ils ont en eux. »
D’autres canaux d’expression
Pour les enseignants, rejoindre l’aventure, c’est partir volontairement vers un précieux territoire inconnu. « J’aime proposer des projets différents aux élèves. Ça les nourrit et ça me nourrit! », nous explique Judith Quaghebeur, professeur d’Histoire de l’Art au Collège Da Vinci de Perwez, dont la classe a travaillé avec la Compagnie 3637. « J’ai été touchée par les canaux d’expression que le projet a ouverts. Les ateliers m’ont révélé des choses que je ne connaissais pas chez les élèves. Leur révolte et leur colère m’ont impressionnée. » Ce que valide le théâtre, estime-t-elle, c’est un autre rapport à la parole. « À la maison ou à l’école, ils ne sont pas souvent invités à s’exprimer de cette façon. Les ateliers ont été libérateurs. Les élèves ont eu l’occasion de vider leur sac et de discuter librement des sujets qui leur tiennent à cœur. Le théâtre permet de dire tout haut des ressentis que l’on garde d’habitude enfermés en soi. »
Quelle est la clé qui permet à l’adolescence, moment de fragilité et de doute, de puiser ainsi sa force dans le moment « risqué » de l’exposition théâtrale? « Des personnes sont à l’aise devant tout le monde. Le théâtre vient alors renforcer cette capacité. D’autres n’ont pas confiance en elles. Et la scène leur permet de se dépasser, de se révéler à elles-mêmes souvent, dans un exercice qui leur parle », analyse Judith Quaghebeur. « Le fait de se montrer n’est pas déterminant. Ce n’est d’ailleurs pas l’objet du travail. Leur moteur, c’est l’envie de dire et de partager des idées importantes, devant un public à l’écoute et bienveillant. Il y a, plus que jamais avec les conséquences du covid, un énorme besoin d’extérioriser. »
Tous dans la même galère
Le soir est tombé sur Louvain-la-Neuve. Et pour le groupe qui répétait une dernière fois sous l’érable, c’est fait: ils ont passé le cercle de feu! On s’assied avec Célia, Émile et Basile, tous les trois en rhéto à l’Athénée Royal Paul Delvaux d’Ottignies, pour recueillir les sensations. « La première, c’est la joie! », répond directement Émile. « On l’a fait! » Les mines sont réjouies, les vibrations sont bonnes. « Je t’avoue que, même si on est crevés, ça donne une énergie de ouf! » Pour Célia pourtant, rien n’était évident au départ: « À la base, je suis très stressée. Quand on nous a dit qu’on allait devoir monter en scène, je ne voulais pas. Puis au fur et à mesure des ateliers, je me suis sentie mieux. J’ai bien aimé que chacun ait le droit de s’impliquer librement, en fonction de ce qu’on se sentait capable de faire. Et au final, je suis super contente d’avoir réussi à dépasser mon stress. Je serais passée à côté de quelque chose. » Son truc pour vaincre ses appréhensions? « J’ai vu que tout le monde était stressé, alors ça m’a aidée! », rigole-t-elle.
Le coup de cœur du trio? C’est l' »énergie collective » qu’ils ont senti monter dans la classe. Une force qui a finalement bénéficié à chacun. « Le fait de rencontrer des artistes, ça ouvre l’école sur l’extérieur », observe Émile. « Notre intérêt est réveillé, on a l’impression de mener une vraie réflexion tous ensemble. Ça renforce le groupe et les idées de tout le monde sont les bienvenues. » L’écriture collective, sur le thème du harcèlement, a clairement parlé à chacun. « C’est un thème qu’on connaît », enchaîne Basile. « Au théâtre, j’aime bien voir une certaine jeunesse dans laquelle me reconnaître. Ici, on a pu participer à ce type d’écriture. Ce n’étaient pas des vieux qui essayent de jouer des jeunes! Ce travail commun nous a beaucoup appris. Dans le groupe, le fait d’écouter ce que les autres ont à dire nous pousse à l’ouverture d’esprit. C’est le genre d’initiative qui nous aide dans le passage de l’adolescence vers le jeune adulte. Je ne me vois pas comédien plus tard, mais ça nous a transformés. » Émile confirme, en traversant la place de l’Hocaille. « Je pense que ce qui nous porte ainsi, c’est qu’en scène, on est tous dans la même galère!», ajoute-t-il. « On se sent unis, reconnus ». Demain, il y a école. Ce soir, les arbres auront pris de l’écorce.
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Talents croisés : les participants en 2021-22
- La Compagnie 3637 a exploré la création de son futur spectacle L’envol avec la classe de 6e secondaire de Judith Quaghebeur du Collège Da Vinci de Perwez, avec le soutien de la Province du Brabant Wallon et du Centre culturel du Brabant Wallon.
- Jasmina Douieb, de la compagnie « Entre chiens et loups », a travaillé avec la classe de 3e secondaire d’Inès Ledoux des Collèges Saint-Etienne & Hayeffes de Mont-Saint-Guibert, avec le soutien de l’Atelier Théâtre Jean Vilar.
- Alexandre Drouet et Sandrine Desmet, de la compagnie Projet Cryotopsie, ont mené un atelier d’écriture et de jeu avec la classe de 6e secondaire d’Anne-Isabelle Vatelli de l’Athénée Royal Paul Delvaux d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, avec le soutien de l’Atelier Théâtre Jean Vilar.
- L’auteur Victor Rachet, la metteure en scène Elsa Chêne et le comédien Sam Darmet ont mené des ateliers d’écriture et de jeu autour de leur création Cœur Karaoké avec quatre écoles secondaires (soutien : MARS-Mons Arts de la Scène) :
- Le Collège Saint-Stanislas de Mons, avec les 3es secondaires (art parlé) de Caroline Glorieux.
- L’Athénée Royal de Saint-Ghislain, avec les 5e et 6e secondaires (option Arts d’expression) de Cécile Delsine / Alexis Lejeune.
- L’Athénée Royal de Mons, avec les 5e et 6e secondaires (section théâtre) de Sophie Chiaramonte.
- L’École du Futur de Mons, avec la classe d’Humanités artistiques (théâtre) en collaboration avec l’Académie de Musique de Mons (section arts de la parole).
- François Gillerot a mené des ateliers autour de sa création « Dys sur dys » avec deux classes de 2e secondaire expression orale de Nicolas Jordan et Charlélie Provis de l’Institut La Madeleine de Tournai, avec le soutien de la Maison de la culture de Tournai.
Talents croisés est un projet d’ITHAC, réalisé avec le soutien de la Fondation Roi Baudouin.
Auteur·ice : Laurent Ancion
Passionné d’art sous toutes ses formes et sous toutes ses coutures, Laurent Ancion a trouvé dans le champ de l’écriture journalistique l’endroit rêvé pour chercher, questionner, rencontrer, réfléchir, analyser et raconter les arts de la scène. Après quinze ans consacrés à la critique théâtrale quotidienne au journal Le Soir, il mène aujourd’hui sa recherche sur un format plus long: le livre de réflexion, dont il cherche avant tout à privilégier la forme joyeuse plutôt que l’assommoir. Laurent est également professeur aux conservatoires de Mons et de Bruxelles, et poursuit en parallèle ses aventures musicales au piano (album « Tout au bord »). Il est chargé de communication et de projets auprès d’ITHAC.