Gilles Abel: «Pratiquer la philo avec les jeunes, c’est vivre une égalité qui fait du bien»
Avec Gilles Abel, la philo est comme une bêche ou une échelle: c’est un outil pratique qui permet d’entrer en action! Formé au pragmatisme nord-américain, l’animateur et formateur utilise notamment la philosophie pour créer d’incroyables moments d’échange avec le jeune public. De la philo de 3 à 109 ans? «Bien sûr!», répond-il, en coulisses d’une de ses formations pour ITHAC. «Le désir de se poser des questions est transgénérationnel. Il suffit simplement de réamorcer la pompe!»
Par Laurent Ancion
Dès ses études universitaires à Namur, au milieu des années 90, quelque chose titille Gilles Abel. « La formule qu’on me proposait à l’université, avec le prof « qui sait » et les élèves qui écoutent, me paraissait étrangement verticale. Était-ce la seule façon d’apprendre? » Passionné par la philosophie, il a envie de la pratiquer autrement. La lecture d’un article va tout changer: « Il était question de philosophie avec les enfants, et de l’intérêt de la discussion avec les jeunes. L’article parlait de l’Université de Laval, au Québec, qui proposait un programme de spécialisation. J’ai foncé! » Pendant deux ans, Gilles Abel étudiera au Canada. Il y forgera sa passion: « J’ai trouvé dans la philosophie avec la jeunesse… ce qui m’intéressait dans la philosophie! C’est-à-dire l’égalité, la possibilité d’admettre qu’il existe plusieurs vérités et l’envie de les écouter. »
20 ans plus tard, on s’arrache Gilles Abel! Devenu spécialiste de la philosophie pour enfants et adolescents, il forme des enseignants, travaille comme médiateur et comme artiste, puisque la philo peut aussi s’inviter dans la création d’un spectacle. En Belgique, il a notamment signé La question du devoir pour le Théâtre des Zygomars (avec Emilie Plazolles et Yannick Duret). Au Québec, où il travaille régulièrement, il a conçu Prince Panthère avec Erika Tremblay-Roy pour le Petit Théâtre de Sherbrooke – parmi bien d’autres projets, tous toqués de philo.
Sortir de la culture des experts
Sur tous ces terrains, Gilles Abel poursuit la même intuition: « Pratiquer la philo avec les jeunes, c’est vivre une égalité qui fait du bien. » Une conviction qui détone solidement avec l’idée qui voudrait que la philo soit réservée aux bibliothèques et aux penseurs assermentés. « En Europe, nous avons une vision plutôt théorique de la philosophie », contextualise Gilles Abel. « Mais en Amérique du Nord, la vision est pragmatiste. Si on a une idée, on l’expérimente. La théorie ne mène pas à la pratique: c’est la pratique qui mène à la théorie! »
En d’autres mots: à la place de vous demander pourquoi utiliser des outils philosophiques avec les jeunes, faites-le! « La philosophie pour enfants prouve de plus en plus sa légitimité », observe Gilles. « Comme nous y invite Jacques Rancière, il faut sortir de la culture des experts, de l’opposition supposée entre « ceux qui savent » et les » ignorants ». La philo encourage à penser. Amener les jeunes – ou leurs aînés – à se décentrer par rapport à la verticalité des savoirs, il n’y a rien de plus exaltant en termes d’émancipation! »
Un Socrate belge
« La philo fait le pari que chacun de nous à un désir de savoir », développe le médiateur. C’est ce qu’il constate sur le terrain, notamment lorsqu’il accompagne de très jeunes enfants en médiation, après un spectacle. « Le désir de se poser des questions est transgénérationnel. Il suffit simplement de réamorcer la pompe! » Pour y parvenir, on peut compter sur un bon vieux trésor méthodologique venu de l’Antiquité: l’art d’aider à se questionner – chez Socrate, on parle de « maïeutique ». Un art avec lequel Gilles Abel jongle de façon virtuose, sous une bonhommie qui détend tout le monde. Heureusement pour nous, le Socrate belge est partageur: enseignement, formations, il multiplie les terrains pour inspirer les adultes à suivre la piste philosophique.
Isabelle Colassin, créatrice de théâtre jeune public et médiatrice, l’avait vu à l’œuvre. Alors qu’elle prépare Monstre rose, un nouveau spectacle où il est question de différence et de rapport à l’autre, elle a eu envie de se former davantage à l’approche philo. « Les thèmes du spectacle peuvent être délicats à aborder en animation. Je trouvais intéressant de le faire avec de nouveaux outils », nous explique-t-elle à l’occasion de sa formation avec ITHAC. « Gilles Abel base vraiment ses échanges sur les participants, sur leurs questions, leurs images, leurs associations d’idées. Son approche fonctionne avec de très jeunes participants, dès la 3e maternelle. Sa méthode consiste notamment à reformuler la pensée de l’autre, comme en communication non-violente. Il interroge aussi en demandant un exemple ou en contextualisant autrement, pour créer une réflexion. Ce qui est épatant, c’est que le débat ne se fait pas nécessairement sur le thème qu’on pouvait prévoir. C’est toute la différence entre une médiation préconçue et la capacité à capter les questions qui comptent le plus au moment présent. »
Développer la connaissance de l’autre
Pour Isabelle, c’est certain: « Vivre une formation avec Gilles Abel, c’est affûter l’art de l’écoute. Il s’agit d’admettre ensemble qu’il n’y a pas de vérité absolue. La philosophie telle qu’il l’aborde n’est pas endormante ou pleine de concepts: elle aborde l’humain. Elle interroge notre place dans la société et la façon dont on regarde les choses. C’est utile dès le plus jeune âge, puisque les défis et les interactions avec les autres fondent déjà le quotidien. La philo invite à ouvrir son point de vue, à développer la connaissance de l’autre. »
La philo, une vitamine pour la jeunesse? « J’observe que la médiation est un espace dans lequel ce qu’on propose aux publics leur permet d’avoir plus de prises sur l’art et sur leur vie », note Gilles Abel. « Leur parole a de la valeur. En prendre conscience est très épanouissant – quel que soit votre âge! » Et c’est sans doute là que réside le plus puissant atout de la philosophie comme outil de médiation: par l’art de la question, l’animateur permet au groupe d’être dans une posture d’égalité, ouvert à une autre forme de discussion, où plusieurs sensations, sentiments et vérités peuvent coexister. « C’est important, surtout dans un contexte de polarisation de la pensée », souligne Gilles. « Cet espace se distingue notamment du champ politique, où chacun semble vouloir imposer son point de vue. La médiation « philo » permet d’expérimenter d’autres façons de discuter. Rien qu’en cela, c’est une expérience bénéfique. »
Auteur·ice : Laurent Ancion
Passionné d’art sous toutes ses formes et sous toutes ses coutures, Laurent Ancion a trouvé dans le champ de l’écriture journalistique l’endroit rêvé pour chercher, questionner, rencontrer, réfléchir, analyser et raconter les arts de la scène. Après quinze ans consacrés à la critique théâtrale quotidienne au journal Le Soir, il mène aujourd’hui sa recherche sur un format plus long: le livre de réflexion, dont il cherche avant tout à privilégier la forme joyeuse plutôt que l’assommoir. Laurent est également professeur aux conservatoires de Mons et de Bruxelles, et poursuit en parallèle ses aventures musicales au piano (album « Tout au bord »). Il est chargé de communication et de projets auprès d’ITHAC.
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