PECA: Et si les personnes malvoyantes devenaient nos guides?

PECA Transdisciplinaire
21 octobre 2024 · Laurent Ancion

Claire Ducène, artiste plasticienne, rêvait depuis 10 ans à un «atlas sonore et tactile à l’usage des personnes voyantes et malvoyantes». Aujourd’hui, l’installation «Bruxelles Invisible» réunit les témoignages sonores de personnes malvoyantes qui partagent leurs parcours dans la ville. On y entend notamment des ados de l’Institut Royal pour Sourds et Aveugles (IRSA), que Claire Ducène a rencontrés dans le cadre d’un projet PECA soutenu par ITHAC. «Nous devons fermer les yeux pour voir», disait James Joyce: «Bruxelles invisible» est une pépite pour voir la vi(ll)e autrement.

 

Par Laurent Ancion

 

Oubliez votre vieil atlas en deux dimensions: avec «Bruxelles Invisible», les reliefs se sentent avec les doigts, les quartiers se donnent à entendre, les cafés vous happent de leurs parfums emmêlés. Ce projet hors du commun, né de l’intuition de l’artiste plasticienne Claire Ducène, repose sur une idée aussi simple que féconde: et si on laissait les personnes malvoyantes raconter la ville? «Pour nous, c’est l’occasion de partager une expérience personnelle, de faire connaître notre réalité quotidienne, basée sur d’autres sens que la vue», explique Gérard Barillot, dont la cécité s’est développée au fil des années. «Et pour les «bien voyants», c’est l’occasion d’entrer dans une autre réalité. Car souvent, alors que nous sommes les malvoyants, ce sont les «bien voyants» qui ne nous voient pas!»

Des parcours inédits

Pour constituer ces parcours inédits dans la ville, Claire Ducène a récolté la parole de personnes malvoyantes de tout âge – des adultes avec la Ligue Braille, des ados avec l’Institut Royal pour Sourds et Aveugles, dans le cadre du PECA, avec le soutien d’ITHAC. Chaque témoignage, petit trésor de sensibilité qu’on peut déjà écouter, vient aussi enrichir la bibliothèque sonore de BNA-BBOT: cette association, issue de Bruxelles 2000, collecte depuis près de 25 ans des récits bruxellois de tout horizon. Logique que le projet de Claire Ducène lui ait tapé dans le cœur!

«Bruxelles invisible», cet «atlas à l’usage des malvoyants et des voyants», deviendra-t-il un livre, une installation ou tout autre chose? Pour l’heure, toutes les pistes sont ouvertes. Ce samedi de la mi-octobre, la Bibliothèque d’Uccle réunissait déjà des points d’écoute, pour se plonger dans les récits de Laurence, Shed, Imrane, Sabrina… En écho direct à ces récits sonores, Claire Ducène travaille à des cartes géographiques en trois dimensions, réalisées par Katia Cardon: «Nous les testons bien sûr avec les usagers, pour voir ce qui leur convient le mieux», explique Claire Ducène. «Nous savons déjà que les formes trop pointues ne sont pas agréables à consulter! Nous nous orientons donc vers des volumes plus doux.»

Une mémoire émotionnelle

Cela faisait plus de dix ans que l’artiste plasticienne rêvait d’un projet d’atlas sonore et tactile. Depuis sa rencontre avec des personnes malvoyantes à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, dont elle est diplômée. «J’avais fait une promenade avec Muriel, une Saint-Gilloise malvoyante», nous explique-t-elle. «J’avais adoré la façon dont elle racontait la ville: elle s’amusait à imaginer dans quels environnements évoluaient les passants, ce que mangeaient les personnes en terrasse, ce qu’ils portaient comme parfum…Le toucher et l’ouïe sont beaucoup plus développés chez les personnes malvoyantes. C’est un don à partager!»

Bruxelles Invisible, mené par Claire Ducène et BNA-BBOT, remet d’autres perceptions au centre de la carte.

Pour Claire Ducène, les lieux ne se racontent pas uniquement par les archives et les plans: le récit des gens constitue une mémoire émotionnelle qu’il importe d’écouter. En 2020 par exemple, l’artiste a mené une foisonnante récolte à Sainte-Alvère, en Dordogne, en réunissant les témoignages des habitant·es âgé·es de 90 à 110 ans! L’histoire ainsi reconstituée est devenue une archive officielle du village, une grande partie des documents officiels ayant disparu! La mémoire individuelle et sentimentale des villageois avait reconstitué la perte. «Les mémoires individuelles sont des archives à la grande valeur émotionnelle», estime l’artiste.

«J’avance et je ne reculerai jamais»

La même conviction porte «Bruxelles Invisible»: «Comment parler des petits lieux méconnus, des endroits plus calmes, des coins où on entend plein de langues, des cafés où ça sent bon? Est-ce que Bruxelles est accessible? Qu’est-ce qui fait qu’on est attiré par un endroit? Les personnes malvoyantes ou non-voyantes ont une expérience incroyable à partager sur toutes ces questions!», explique Claire Ducène.

« Éclipse », collage numérique, Claire Ducène, 2023.

Gérard Barillot, fringuant sénior que Claire a rencontré par la Ligue Braille, estime que «chacun a une «vision» différente de l’espace». «Personnellement, malgré ma cécité, je me lance, j’ose», partage-t-il. «Je m’adresse aux gens s’il le faut, je demande le nom du tram ou de la place, pour me repérer. Il y a des gens qui sont malvoyants et qui n’osent pas sortir. Les incivilités les freinent: comment se déplacer avec tout ce qu’il y a sur les trottoirs, les trottinettes, les vélos, les échafaudages, les travaux… Je pense que ce genre d’échange et de rencontre peuvent donner la confiance de sortir, de trouver le bon accompagnement. C’est difficile, il faut s’entraîner. Mais j’avance et je ne reculerai jamais.»

«Faire vivre l’expérience à tout le monde»

«Chez les jeunes que je fréquente tous les jours, il y a effectivement la peur de sortir de chez soi et la peur du regard des autres», analyse Bérénice Gervais, prof de français dont les élèves, à l’Institut Royal pour Sourds et Aveugles, ont participé à la création de témoignages sonores. «L’adolescence est déjà une période délicate de regard sur soi. La peur d’être jugé pour sa malvoyance ajoute à ce défi. Au début, ils étaient un peu timides. Mais d’ateliers en ateliers, l’équipe artistique a su apporter les petites aides qui les ont amenés à se livrer. Lors des dernières séances, ils ont confié des choses intimes, que je n’avais parfois jamais entendues. Ils se sont mis en confiance.»

Dans le cadre de « Bruxelles Invisible », l’artiste Katia Cardon travaille sur des prototypes de cartes 3D, à destination des personnes porteuses d’un déficit visuel.

Aux côtés des témoignages des adultes – Laurence qui raconte son goût pour la «blind photo» et le parc méconnu Reine-Verte, où elle se promène avec Delta, son chien-guide; Sabrina qui explique sa vision «défragmenturée, comme dans Matrix», faite de petits points qui virevoltent en permanence, et de sa passion pour le dessin et l’acoustique du Musée des Instruments de Musique –, les jeunes ont donc également partagé leur expérience. «J’ai adoré les ateliers», nous explique Marion, 15 ans, malvoyante. «On a enregistré les bruits de l’école, les escaliers, le clavier, la souris, puis on a présenté notre endroit préféré.» Pour son récit, dont elle a choisi les musiques, Marion nous emmène «dans un coin de forêt plein de bruits de la nature». On la suit à travers les chemins, en écoutant les canards et le bruit du vent. Pour Marion, «c’est une chouette expérience, qui permet d’expliquer la situation des non-voyants ou des malvoyants. Au quotidien, comme je n’ai pas de canne blanche, puisque je vois un peu, je passe beaucoup de temps à prévenir les autres, c’est assez épuisant. Ici, cela permet de faire vivre l’expérience à tout le monde.»

Peut-être «Bruxelles Invisible» pourra-t-il aider à fluidifier les liens? «C’est gai d’entendre sa fille qui décrit ce qu’elle vit, parce qu’à force, on peut un peu oublier ce qu’elle traverse, ce qu’elle voit», explique Dany, le papa de Marion. «C’est puissant d’entendre les histoires des gens et de voir la force qu’ils ont.» Pour Marion, la confiance reste à construire: «Je ne sors pas toute seule, j’ai un peu peur. J’ai fait la demande pour obtenir un chien-guide. Il faut attendre le résultat des tests que j’ai passés. Cela me rassurerait beaucoup.»

«Bruxelles Invisible» est un trait d’union, un appel pour que les «voyants» ouvrent les yeux sur ce qu’ils pensent voir et ne voient pas. Et un outil de confiance pour les malvoyants: «C’est sûr que cet atlas pourrait m’aider», conclut Marion. «Une source d’informations à lire avec tous les autres sens, je suis preneuse!»

Pour écouter les premiers récits de «Bruxelles invisible», c’est par ici!
«Bruxelles Invisible», un projet de Claire Ducène, avec le soutien de BNA-BBOT, la Fédération Wallonie-Bruxelles, l’IRSA, la Ligue Braille, la commune d’Uccle et ITHAC.

Auteur·ice : Laurent Ancion

Passionné d’art sous toutes ses formes et sous toutes ses coutures, Laurent Ancion a trouvé dans le champ de l’écriture journalistique l’endroit rêvé pour chercher, questionner, rencontrer, réfléchir, analyser et raconter les arts de la scène. Après quinze ans consacrés à la critique théâtrale quotidienne au journal Le Soir, il mène aujourd’hui sa recherche sur un format plus long: le livre de réflexion, dont il cherche avant tout à privilégier la forme joyeuse plutôt que l’assommoir. Laurent est également professeur aux conservatoires de Mons et de Bruxelles, et poursuit en parallèle ses aventures musicales au piano (album « Tout au bord »). Il est chargé de communication et de projets auprès d’ITHAC.