« Le théâtre, ça donne de la visibilité à nos idées »
Et si les ados et les artistes se faisaient la courte échelle pour grimper plus haut dans l’imaginaire? Tel est l’irrésistible principe de Talents croisés, ce projet d’ITHAC qui met des étincelles dans le cœur de tous ses participants – qu’ils soient ados, artistes « pros » ou enseignants. La règle du jeu est toute simple: les jeunes explorent les thématiques d’un spectacle et ses méthodes créatives, en compagnie des artistes qui le portent. « On se sent vraiment écoutés », se réjouit Guillaume, 17 ans. Plongeon dans un chaudron bouillonnant!
Par Laurent ANCION
Ce matin-là, la « Salle de l’Union des Anciens », à l’Athénée Royal de Mons, prend un sacré coup de jeune: deux classes d’Arts d’expression attendent impatiemment l’arrivée de Stéphane Hervé. Une star du rap? Presque. Ce matin, c’est « leur » auteur: voilà plusieurs semaines que ces élèves de 5e et de 6e explorent sa pièce #70’s. Le texte raconte les aventures d’Alice, qui a participé à tous les combats de libération dans les années 70 mais perd la mémoire. Sa petite-fille va s’employer à la lui faire retrouver. Un sacré voyage dans le temps, entre luttes d’hier et d’aujourd’hui, mais dont la fin ne satisfaisait pas l’auteur. « J’avais un objectif très précis avec Talents croisés », nous explique Stéphane Hervé. « Mon idée, c’était qu’à travers le travail d’improvisation et d’écriture des jeunes, je puisse trouver de la matière pour réécrire la fin. » Pendant une douzaine de séances, les comédiens et comédiennes qui montent le spectacle sur les scènes « pros » ont donc malaxé le texte et ses thèmes en compagnie des ados. Non pas pour monter eux-mêmes un « vrai »spectacle, mais pour vivre ensemble une exploration tous azimuts dont la restitution avait lieu ce matin-là – d’où la présence de Stéphane Hervé, qui avait d’ailleurs bravé les grèves ferroviaires pour ne pas rater ça.
Carrefour d’expertises
Tout Talents croisés est là: au carrefour de deux expertises. D’un côté, les jeunes, spécialistes de leur propre expérience. De l’autre, les artistes « pros », plongés dans leur travail créatif. Ensemble, en s’ouvrant à l’univers de l’autre, ils et elles explorent un terrain où la surprise est mutuelle. « Les jeunes apportent un regard précieux aux artistes. Et les artistes font vivre une expérience inédite aux jeunes », résume Giuseppe Lonobile, d’ITHAC. « On part de la vie des ados, pour leur faire vivre une expérience de création. Les artistes ont tout à coup une matière singulière: les jeunes peuvent vraiment participer à la réflexion sur ce qui va advenir. Le but de Talents croisés n’est pas de faire un spectacle: l’idée est de vivre un processus et de le restituer par un partage libre, devant un public de proches. »
Avant l’arrivée de Stéphane Hervé, on a carburé dur à l’Athénée Royal de Mons. L’enjeu d’écrire une nouvelle fin, c’est quelque chose. « Il y avait un espoir assez fort, c’est vrai, mais il n’y avait par contre aucune pression! », explique Thibault Sforza, le jeune comédien qui a travaillé avec le groupe, en compagnie de Maude Zyngier et Cyril Collet. « Il s’agissait d’abord de s’apprivoiser, de faire connaissance. Nous avons travaillé sur des passages du texte, nous avons fait des impros, de l’écriture automatique,… C’était super de voir écrire les jeunes sur Walk on the wilde side de Lou Reed ou California Dreamin de The Mamas and the Papas – ce sont les musiques du spectacle, sur lesquels ils devaient écrire non-stop. » L’enjeu de la ‘fin’ n’a pas été abordé frontalement. « Chacun était libre d’essayer d’écrire sur un thème. Certains textes m’ont scotché! Les ados fabriquent des phrases où les points ne sont pas au bon endroit, mais ça m’a donné directement envie de les jouer sur scène. »
Ils et elles se lancent: les ados qui partagent leurs mots sur scène, ou debout dans la « Salle de l’Union des Anciens ». On capte des pépites: « Je rêve d’un monde où tout le monde ferait des fêtes d’orthographes » ou bien « C’est flou comme le futur peut sembler si clair ». Thibault rêve d’aller vers cette spontanéité. « Ce qui m’a le plus marqué, c’est le plaisir de jouer », s’enthousiasme-t-il. « Comme la pièce raconte l’histoire d’ados qui jouent le passé (pour rendre ses souvenirs à la grand-mère), on doit choper cette fébrilité, retrouver la justesse qu’ils et elles ont de monter sur le plateau juste pour se marrer. Cette énergie est très juste par rapport au spectacle que nous préparons. »
Stéphane Hervé repart avec la même énergie dans les mollets, et une cinquantaine de pages noircies de textes de tout ordre. « Je suis conscient que le défi est très particulier », observe l’auteur. « Comment leur demander de rêver à une nouvelle utopie, trop folle, géniale et positive, quand il y a une conscience de possible fin de l’humanité qui monte? Si j’écris #70’s, ce n’est pas pour la leur faire. Il faut que je les écoute. Je ne me croyais pas trop loin de mes idées d’ado, dans ma carcasse de 50 balais. L’expérience de Talents croisés m’a décapé. Ça m’a fait prendre conscience que je ne pouvais pas parler en leur nom. C’est génial de leur donner la liberté de s’exprimer eux-mêmes. Et à titre personnel, c’était extrêmement informatif. Je sors changé de ce processus. »
Un climat de confiance
Avec sa bonne dizaine de déclinaisons à travers toute la Fédération Wallonie-Bruxelles, on imagine les vagues que le projet Talents croisés a pu produire cette saison. Du côté de Tournai, c’est une expérience tout aussi intense qu’ont vécu les élèves de 5e année du Collège Notre-Dame en plongeant dans l’imaginaire de Carcasse, du Théâtre de la Guimbarde, et son thème vertigineux: le deuil. « On aurait pu croire que les jeunes allaient partir sur le thème de la mort, mais ce sont bien d’autres deuils qu’ils ont évoqués: tous ces moments où ils et elles n’ont pas pu dire ou faire quelque chose d’important. Leur souhait était de travailler sur toute une gamme d’émotions », nous explique Violaine Lison, leur professeur de français, qui anime le groupe-classe avec Margaux Lauwaert. « Ce que j’ai apprécié, c’est que tout vienne des élèves. Ils ont eu la parole à 100% et s’en sont saisi magnifiquement. Gentiane Van Nuffel, qui est assistante à la mise en scène sur Carcasse, leur a offert un accompagnement incroyable. Dans tous les projets d’ITHAC, il y a ce principe de bienveillance. Et Gentiane a pu créer ce climat de confiance et mettre tous les élèves en action. »
Au moment de la restitution, tout ce soin a porté ses fruits: le groupe, porté par la grâce, a donné des frissons à tous ceux qui découvraient leur exploration. « Je pense que ce moment de partage est important, même si ce n’est pas le but de Talents Croisés », observe Violaine Lison. « Ce rendez-vous génère une exigence par rapport à soi-même et donne accès à la fierté de montrer ce qu’on a fait. C’est une sorte d’apothéose – même humble. Au départ, le groupe avait peur de présenter devant les autres. Et maintenant on a décidé de le rejouer, après retravail! Tout le groupe est sorti complètement grandi, ils ont pris énormément de confiance. Dès qu’on parle de cette classe, avec mes collègues, tout le monde est d’accord pour dire que sa capacité d’écoute a été confirmée et ancrée par ce projet. C’est un acquis qui se répercute dans les autres matières scolaires. »
« Ce qui est intéressant, par le prisme de la scène, c’est que l’art permet de creuser plus loin les questions du réel », analyse Giuseppe Lonobile. « L’approche n’est pas frontale. On ne va pas demander aux jeunes: « Bon, qu’est-ce qui vous fait de la peine? ». On passe par la bande, par des exercices très pratiques, par des méthodes créatives très concrètes. L’art est un levier pour accéder à l’intime. » Et quand vient l’heure du partage, ce parcours collectif est une victoire autant pour le groupe que pour l’individu. « Tu as le sentiment d’avoir atteint l’Everest », sourit Giuseppe. « Ça te construit et ça te reste! Combien de fois n’entend-on pas un adulte dire qu’il a fait du théâtre quand il était jeune… et de voir ses yeux, son corps qui s’anime soudain du souvenir. C’est très puissant. »
La porte de la « Salle de l’Union des Anciens » s’est ouverte, à Mons. C’est le temps de midi. Mais quelques élèves rognent sur la pause pour le plaisir de raconter leur expérience. Ce qui compte le plus pour les ados? Avoir le sentiment d’être écoutés. « Il faut bien dire qu’à l’école, tu te sens un peu enfermé. Assis 8 heures en classe, on n’a pas trop l’occasion de dire ce qu’on a sur le cœur. J’ai envie de m’exprimer et ici, il y a la place. C’est même le principe! », confie Timéo, 17 ans, en 5e. « On se sent vraiment écoutés », entérine Guillaume, son collègue d’Arts d’ex. « Pour moi, en un an, c’est une métamorphose », sourit Anissa, en rhéto. « Parler en public, c’était une grosse cata. Je ne me serais jamais portée volontaire pour une interview par exemple! » Et le plongeon dans les années 70 les a bien secoués: « On apprend l’histoire de façon ludique, ce n’est pas un vrai cours », commente Chloé. « Avec le théâtre, on peut toucher plus de monde », conclut Nelle. « Ça donne de la visibilité à nos idées! C’est mieux de faire vivre Simone Veil en scène, c’est plus vivant que sur Wikipédia. »
Le projet Talents croisés est soutenu par la Fondation Roi Baudoin et par le PECA.
Auteur·ice : Laurent Ancion
Passionné d’art sous toutes ses formes et sous toutes ses coutures, Laurent Ancion a trouvé dans le champ de l’écriture journalistique l’endroit rêvé pour chercher, questionner, rencontrer, réfléchir, analyser et raconter les arts de la scène. Après quinze ans consacrés à la critique théâtrale quotidienne au journal Le Soir, il mène aujourd’hui sa recherche sur un format plus long: le livre de réflexion, dont il cherche avant tout à privilégier la forme joyeuse plutôt que l’assommoir. Laurent est également professeur aux conservatoires de Mons et de Bruxelles, et poursuit en parallèle ses aventures musicales au piano (album « Tout au bord »). Il est chargé de communication et de projets auprès d’ITHAC.